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Aujourd’hui, Patronne et l’Autre ont des problèmes linguistiques

24 Fév

Moi qui participe quotidiennement aux échanges entre Patronne et l’Autre, je peux témoigner de leur pensée complexe. Elles commentent Stefan Zweig au petit-déjeuner et dissertent sur Virginia Woolf à l’heure du dîner. L’Autre lit plein de livres sur plein de choses, et même des trucs scientifiques qu’Elle explique ensuite à Patronne (« non mais tu vois, les capteurs sensoriels de ton estomac sont en fait directement liés aux neurones gastriques« ). Patronne n’a pas eu peur de s’attaquer à Atlas Shrugged en anglais et passe plusieurs heures par jour devant des phrases telles que « les processus d’hybridité sont des processus de renouveau et de changement significatifs et libérateurs. La mise en œuvre d’une stratégie d’hybridité intersémiotique permet de progresser sur le plan culturel et sur le plan politique vers des moments de plus en plus fréquents et des zones de plus en plus importantes d’autonomie« .

Elles font aussi preuve de volonté et d’ouverture quant à l’apprentissage des langues, cumulant à Elles deux l’étude de l’anglais, de l’allemand, du russe, du tchèque, du chinois et du breton.

Mais quand on en vient au hongrois, tout est subitement plus compliqué.

Elles ont pris des cours. Elles ont regardé des films, et même une saison entière d’une série américaine doublée en hongrois. Elles ont fait des stages et des tandems avec d’autres apprenants. Elles sont inscrites à des activités sportives et culturelles où Elles côtoient uniquement des Hongrois. Elles font de la grammaire, ont des devoirs pour la semaine suivante et écrivent des rédactions. Et pourtant, trois fois par jour, Elles se demandent pourquoi Elles ne sont pas allées s’installer en Italie, où Elles auraient chopé des rudiments de langue en quelques mois et discuté avec leurs semblables en un rien de temps (et aussi hyper bien mangé sous un ciel plus clément, mais si on commence à y penser, on va pas s’en sortir).

Le fait est que quand on s’exprime dans une langue étrangère, faute d’être capable d’exprimer des nuances, on est un peu obligé de simplifier sa pensée. Moi qui suis de langue maternelle chinoise, j’ai d’ailleurs opté pour un « miaou » unique par esprit de simplification qui peut parfois donner l’impression d’une pauvreté dans la réflexion. Alors qu’il n’en est rien.

Outre de légendaires boulettes linguistiques de Patronne (dont un fameux « kettő etterem » (deux restaurants) pour dire « masodik emelet » (deuxième étage) à une pauvre collègue qui n’a certainement jamais trouvé sa salle de cours après de telles indications), Patronne et l’Autre se retrouvent régulièrement dans des situations de désagréable incapacité à s’exprimer. Parfois, Elles s’en prennent à leur interlocuteur (« nan mais t’as vu la postière ? Elle parlait hyper vite et sans articuler, nan mais trop relou quoi« ) ou à la Hongrie en général (« non, mais tu saaaaaais, la question va au-delà d’une simple problématique linguistique, nous sommes face à des incompréhensions culturelles profondes qui nous dépaaaaassent« ).

Mais bon, surtout, la plupart du temps, Elles font juste des phrases pour essayer de s’en sortir, pour essayer de parler et pour ne pas se laisser abattre. Ce qui donne lieu à deux phénomènes.
Le premier consiste à dire des trucs qu’Elles ne pensent pas du tout, juste parce que quelqu’un leur a adressé la parole, qu’Elles ont subitement l’impression d’être nue en public sous une douche de lumière et qu’il faut à tout prix répondre quelque chose en  tentant de cacher la sueur qui perle sur le front et le rouge qui monte aux joues (les gens qui ne sont pas timides ne pourront pas comprendre cet article). C’est ainsi que l’Autre, qui préférerait généralement se pendre plutôt que d’avoir à bouger son corps sur une piste de danse a déclaré à un collègue qu’Elle adorait danser plutôt que de se lancer dans une explication sur le fait qu’Elle détestait ça mais que s’il l’avait vue danser à la fête de l’école c’était parce qu’Elle s’était créé une petite tradition personnelle consistant à danser une fois par an mais qu’Elle refusait de dépasser ce quota car ce petit moment d’exception mono-annuel lui en coûtait déjà beaucoup.
Le deuxième phénomène consiste à dire des trucs juste parce qu’on sait le dire, même quand on sait que ça n’intéresse pas vraiment la personne à qui on le dit, ou que ce n’est pas vraiment intéressant tout court, ou bien qu’on interrompt une conversation en cours pour placer cette petite phrase inutile à laquelle les gens vont sourire poliment en disant ah, c’est bien avant de retourner à leurs moutons hongrois. Un peu comme les enfants qui interrompent une conversation d’adulte avec des regarde maman ! j’arrive à toucher ma glotte avec mon pouce ! C’est ainsi que Patronne a raconté à quatre reprise à son club cinéma que le chat avait bu dans son verre d’eau pendant le film ou que l’Autre a systématiquement répondu à ses collègues qui lui demandaient si Elle avait passé de bonnes vacances : « j’ai acheté un appartement« .

Conscientes que leur entourage hongrois doit très certainement les prendre pour de parfaites idiotes, Elles ont également développé une expression faciale spécifique, mélange de réflexion, d’empathie et d’intérêt profond, à adopter lorsqu’Elles suivent une conversation dont Elles ne comprennent que la moitié. Patronne a également remarqué que tenir un verre à la main lui donnait de la contenance dans les soirées où Elle n’arrivait pas à caser un mot et conjugue donc expression faciale concernée et légère ébriété.

Je sens qu’on ne va pas tarder à partir pour l’Italie.